Il y avait autrefois un homme sans ombre.
Il marchait dans les rues comme tout le monde, mais quelque chose clochait.
Personne ne le remarquait vraiment. Même les chiens, pourtant sensibles à l’invisible, détournaient les yeux.
Il ne projetait rien derrière lui.
Ni trace. Ni reflet. Ni souvenir.
Ce n’était pas un sort, ni une malédiction.
C’était juste arrivé un jour, sans bruit.
Comme quand on oublie peu à peu une chanson qu’on aimait.
Il ne savait plus à quand remontait la dernière fois où il s’était vu entier.
Avec une ombre collée aux talons.
Une part de lui, discrète mais fidèle.
Les premiers temps, il n’a rien senti.
C’est venu après. Par vagues.
Une sensation de flottement.
Comme s’il n’était plus complètement là. Ni tout à fait vivant, ni tout à fait éteint.
Il respirait, il parlait, il dormait. Mais rien ne l’accrochait au sol.
Plus d’ancrage. Juste un homme debout, un peu trop léger, comme disait Kundera.
Un jour, il l’a vue.
Elle. L’ombre.
Pas la sienne exactement.
Mais une ombre.
Seule.
Elle marchait dans une ruelle, à contresens de la lumière. Sans corps pour la porter. Sans visage à suivre.
Libre. Détachée.
Et soudain, il a su : c’était elle. Celle qu’il avait perdue.
Alors il s’est mis à l’attendre.
Pas à courir après. Juste... rester un peu plus longtemps aux coins de rue. Ralentir dans les couloirs vides. Écouter les silences. Il espérait qu’elle repasse, par accident peut-être, comme un souvenir qui revient sans prévenir.
Mais elle marchait seule.
Toujours seule.
Et plus il l’observait, plus il doutait. Était-elle vraiment la sienne ? Ou juste une ombre sans maître, un fragment de quelqu’un d’autre, une illusion née de son manque ?
Un soir, il l’a suivie.
Pas par courage. Par besoin.
Elle ne s’est pas retournée. Elle n’a rien dit.
Elle avançait lentement, comme si chaque pas pesait plus que le précédent.
Il l’a suivie jusque dans un vieux terrain vague,
où même les lampadaires semblaient fatigués de veiller.
Et là, elle s’est arrêtée.
Pas pour lui.
Pas pour être retrouvée.
Elle a juste cessé d’avancer.
Elle ne s’est pas retournée.
Elle ne l’a pas reconnu.
Mais elle a cessé d’avancer.
Alors il a compris. Ce n’était pas elle qui était perdue.
C’était lui.
L’ombre n’avait pas fui.
Elle avait juste continué sans lui.
Parce qu’il n’était plus capable de porter ce qu’elle reflétait.
Il est devenu une version de lui-même , que même son ombre ne pouvait plus suivre.
Depuis ce soir-là, elle marche encore.
Toujours seule.
Et lui, parfois, réapparaît.
Pas toujours au bon endroit.
Pas toujours entier.
On ne sait plus vraiment s’il la suit,
ou si c’est elle, maintenant, qui l’attend.
À force de chercher, il a perdu ses contours.
Et plus rien ne dit où commence son absence,
ni où finit son ombre.
-M